L’immigration maghrébine et turque des années soixante a radicalement changé la place de l’islam en Belgique. Au cours du siècle précédent, les vagues d’immigration ont démographiquement et culturellement bouleversé l’Europe. Celle-ci a du faire face à de nouveaux défis et l’islam est devenu partie intégrante du patrimoine culturel et religieux européen. Alors que l’Islam[1] et l’Orient étaient étudiés sous le prisme orientaliste depuis des siècles, cet Islam lointain, était dorénavant là, ne renvoyait plus à une exotique primitivité d’ailleurs et devait être appréhendé comme faisant partie intégrante des sociétés européennes.
Quand certains disent que déconstruire l’ISLAM ne serait pas SI MAL !
Une multitude de chaires et de formations liées à l’Islam ainsi qu’aux musulmans sont aujourd’hui proposées dans nombre d’universités européennes et la Belgique ne manque pas à l’appel.[2] Ces institutions proposent d’explorer l’histoire de l’Islam, ses courants théologiques, la sociologie, l’anthropologie et d’ainsi étudier « les mondes de l’Islam » sous l’angle des sciences humaines et sociales. Tout ceci pourrait paraître réjouissant : en effet, qu’attendre de plus, ne voulions-nous pas que l’islam trouve sa place sur les bancs des universités ? Malheureusement, la réalité est complexe et les revers négatifs de cette nouvelle approche de l’islam, bien que peu perceptible pour beaucoup, ont déjà germés.[3] Cette analyse ne se veut pas exhaustive et vise à rester assez générale afin d’éviter de pointer nommément les individus de cette nouvelle école.
Avant d’étayer nos propos, faisons une petite rétrospective nécessaire à la bonne compréhension de ceux-ci. L’islam a été, depuis ses débuts, revivifié par de grands savants. Un hadīth mentionne que chaque siècle l’administration de la revivification de l’islam incombe à un mujaddid (revivificateur de la religion) : « Certes, Allāh enverra un mujaddid auprès de cette ummah (communauté), et ceci à l’avènement de chaque siècle. »[4] Dans son Izālat ul-khafā’an khilâfat al-khulafā, l’imam Walīyullāh ad-Dahlawī, tente de répertorier les savants ayant successivement revivifié la religion depuis ses débuts mohammédiens jusqu’au 6ème siècle de l’Hégire.[5] Tout comme d’autres grands théologiens, il n’exclut pas la possibilité que plusieurs mujaddidūn – possédant chacun une spécificité dans le savoir ou une origine géographique propre – se côtoient au sein d’un même siècle.
Sur le même principe et dans un objectif de retour aux sources et à sa méthodologie, depuis le 18ème siècle (12ème siècle de l’Hégire), une nouvelle vague de savants musulmans a vu le jour. Ce courant appelé la nahda (réveil), ou courant réformiste, propose une approche basée sur at-tajdîd (la rénovation) et al-islâh’ (la réforme). Sans détailler d’avantage, retenons que l’idée de réforme renvoie à deux notions distinctes : à l’idée de retour à la case départ, ainsi qu’à celle de renouveau. En guise d’illustration, nous pouvons citer quelques personnalités – aussi divergentes dans leurs objectifs directs que dans leurs approches et leurs méthodes – telles que Djamāl ad-Dīn al-Afghāni[6], Mohammed ‘Abduh, Rachid Ridā, Walīyullāh ad-Dahlawī, Saïd Nursī, ‘Abd al-Rahmān al-Kawākibī… et même, à certains égards, Muhammed Ibn ‘Abd al-Wahhab[7].
À présent, certains « penseurs » musulmans refusent de parler de revivifacation ou de réforme de l’islam et proposent (imposent ?) une approche déconstructiviste de l’islam. Pour eux, les visions réformistes adoptées par Tariq Ramadan, Yasir Qādhi, Hamza Yūsuf, Nouman Ali Khan ou d’autres savants occidentaux, sont aujourd’hui obsolètes. Ces néo-orientalistes veulent « déconstruire l’islam » comme un puzzle que l’on défait dans l’objectif de replacer autrement les pièces. Ils partent donc (in)consciemment du postulat que l’islam est comparable à un puzzle qui a été inexactement monté. Ils proposent une vision anthropologique du Coran et une approche historico-critique de l’islam – deux domaines qui, lorsqu’ils ne sont pas dirigés par des idéologies nuisibles et des postulats contraires au credo islamique, devraient être plus profondément explorés par les musulmans. Ces deux méthodologies, que l’on peut qualifier de fourre-tout, répondent à une volonté de dédivinisation, de désenchantement[8] et de dévirgination[9] par effritement de l’islam et de toute pensée traditionnelle[10].
S’identifiant à l’islam, formés et influencés par la vision orientaliste, ils proposent une relecture des textes et de l’histoire, très éloignée du patrimoine islamique ainsi que de ses réalités, en livrant le Coran à une pseudo-critique historique basée sur une méthode d’analyse développée pour les textes bibliques. Certaines fantaisies d’orientalistes révisionnistes[11] sont parfois même mises en avant. Aux côtés de ces néo-orientalistes, un amas d’éditeurs, docteurs, personnalités, politiques… fait la promotion, soutient et aiguillonne l’approche de l’islam qu’ils tentent de véhiculer. C’est ainsi que parallèlement à ces néo-orientalistes musulmans, en ce 21ème siècle, des non musulmans se sentent investis de la mission de « réformer » et de déconstruire l’islam afin de guider les musulmans vers les lumières.
Toujours selon cette optique islamico-néo-orientaliste, le Coran n’est qu’un recueil de textes, en partie dictés par un mecquois du 7ème siècle, et les faits extraordinaires qui y sont mentionnés, s’ils s’écartent du rationalisme primaire, ne peuvent être acceptés comme réels. D’ailleurs, les miracles ne peuvent avoir (eu) lieu étant donné que Dieu, Maître de l’Univers, à donné une disposition à toute chose et que chaque élément suit religieusement la cosmologie qu’Il lui a imposé, alors qu’inéluctablement, un miracle présuppose une incohérente rupture avec cet ordre divin. En d’autres termes, il est insensé que Dieu donne un ordre entravant à la cosmologie qu’Il a précédemment instaurée.
Les croyances islamiques sont en conséquence totalement désenchantées et inhibées à l’état de faits anthropologiques harponnés à la pensée moderne, matérialiste et anti-traditionnelle dominante. Les versets coraniques ne satisfaisant pas ces messieurs sont, selon des méthodes hasardeuses qu’ils défendent et qualifient abusivement de « scientifiques », considérés comme postérieurement ajoutés. Pour ces « intellectuels », il est scientifiquement acceptable de librement choisir un ensemble de versets qui ne répondent pas à leurs préférences pour ensuite les passer arbitrairement au crible des méthodes historico-critiques – développées et destinées, répétons-le, au canevas biblique. Rappelons que la Bible, contrairement au Coran, est un assortiment de textes comportant d’innombrables ajouts et modifications effectués au fil des siècles. Alors comment peut-on considérer comme objective et scientifique une méthode consistant, premièrement, à sélectionner arbitrairement, en fonction de choix personnels et subjectifs, un ensemble de versets qui seront, dans un deuxième temps, décortiqués selon la méthode biblique afin d’y trouver une « faille structurelle » qui dévoilerait un ajout, une modification ou une erreur dans le texte ?
Loin d’être scientifique, le procédé utilisé n’est autre que du « concordisme affectif », l’objectif étant de faire tendancieusement coïncider la réalité coranique avec ses envies (ou une certaine idéologie).[12] Leur méthode ne tend pas à comprendre le texte, ni à l’interpréter ni à le contextualiser, mais bien à le déconstruire en vue de s’en « libérer », et cela sans se soucier (ou peut-être au contraire, en toutes connaissances de cause) que cette déconstruction risque de déstabiliser les croyances des musulmans ne disposant pas des prérequis nécessaires pour – cocassement – déconstruire cette charge déconstructiviste.
[1] Le mot « islam » porte une majuscule lorsqu’il désigne, au-delà de la foi islamique, la civilisation et le mouvement portés par cette foi. Notons que certains auteurs ajoutent également une majuscule à l’islam en tant que foi, rendant ainsi graphiquement imperceptible la différence avec l’Islam en tant que civilisation.
[2] Mentionnons, par exemple, les formations actuellement dispensées à l’ULB, l’ULG, l’UCL, la KUL, etc.
[3] La valeur ajoutée et la nécessité d’étudier l’islam dans les universités n’est évidemment pas remise en question, elle est nécessaire et ces dernières emploient – en partie – des spécialistes dont les compétences scientifiques et théologiques ne sont pas à remettre en cause mais, le moins que l’on puisse dire est que ceci est malheureusement loin d’être la règle.
[4] Ce hadīth considéré comme hasan (bon, valide) est rapporté par l’Imam Abū Dâwūd as-Sijistānī.
[5] Il désigne ainsi pour le 1er siècle après l’Hégire, le calife ‘Umar Ibn ‘Abd al-‘Azīz ; au 2ème siècle, l’ imam ash-Shāfi’ī ; au 3ème siècle, Abū Hasan al-Ash’arī ; au 4ème siècle, al-Hakīm, al-Bayhaqî et Abū Hāmid al-Isfarāyīnī ; au 5ème siècle, l’imam Abū Hamid al-Ghazālī ; et finalement, au 6ème siècle, l’imam Fakhr ud-Dīn ar-Rāzī ainsi que l’iman an-Nawāwī.
[6] Figure de proue du réformisme islamique.
[7] Muhammed Ibn ‘Abd al-Wahhab (m.1792), fondateur du courant wahhabite, avait pour ambition de réformer l’islam en combattant l’ensemble des innovations qui, selon lui, avaient entrainé les peuples musulmans dans le polythéisme et la jāhilīya (période de l’ignorance). Il s’appliquera, entre autres, à détruire les tombes de compagnons et de successeurs du Prophète (ﷺ) ainsi qu’à combattre les populations qui, refusant de se plier à sa doctrine, se voyaient excommuniées par Ibn ‘Abd al-Wahhab et ses adeptes.
[8] Le concept de désenchantement, développé par le sociologue allemand Max Weber (m.1920), renvoie à un excédent de rationalisation ainsi qu’à une déconstruction du sacré. « Le désenchantement du monde selon Weber est d’abord un processus religieux de rupture avec la magie […]. La religion se trouve peu à peu dépouillée de ses caractéristiques sensibles-sensuelles pour se faire avant tout intériorité, élévation au-dessus du charnel et du naturel. […] Le désenchantement du monde tend à devenir sécularisation, c’est-à-dire retrait de Dieu des pratiques sociales et des affaires de la cité. […] Le monde désenchanté n’est pas forcément un monde sans Dieu et sans religion, mais il est un monde polythéiste où Dieu et la religion peuvent être interprétés de façons très différentes. » Vincent Jean-Marie, Revue européenne des sciences sociales, T. 33, No. 101, Max Weber – Politique et histoire, 1995, p.95.
[9] Analogue au désenchantement – mais aussi conséquence –, la dévirgination se traduit par l’entachement, la désacralisation et la stigmatisation de l’islam, principalement à travers le récit coranique et la Sunna du Prophète (ﷺ), mais aussi à travers l’histoire de l’Islam et des peuples musulmans.
[10] Pour plus d’informations sur la pensée traditionnelle, nous vous invitons à consulter les œuvres de René Guénon (Abd al-Wāhid Yahyā), Martin Lings (Abū Bakr Sirāj ad-Din), Seyyed Hossein Nasr, Michel Valsan (Mustafā ‘Abd al-Azīz), Charles-André Gilis (Abd ar-Razzāq Yahyā) et d’autres intellectuels de l’école pérénnialiste.
[11] Ce courant de l’orientalisme s’emploie à remodeler de façon fantaisiste des conceptions historiques et théologiques de l’Islam clairement établies et appuyées par des preuves matérielles. Citons Patricia Crown, qui soutient, entre autres, que ‘Umar ibn al-Khattāb (2ème calife) aurait crée l’islam de toutes pièces durant son règne, mais aussi, le célèbre John Edward Wansbrough ou Guillaume Dye.
[12] On pourrait trivialement synthétiser l’ensemble de la méthode à travers quatre étapes : (1) j’ouvre le Coran et je regarde ce qui ne me plais pas (ou ce qui pourrait être mal interprété autour de moi) ; (2) je garde le reste du Coran et vu qu’il me convient : il n’est pas question de passer le reste du texte au même crible ; (3) je décide alors de chercher des incohérences dans les parties qui me dérangent en utilisant des outils destinés à un autre type d’ouvrages pour finalement, (4) « prouver » que ces différents passages ne peuvent pas véritablement être imputés au Coran.